Une femme au chômage
Il est bien tard pour me saisir de mon clavier mais je ne suis pas là pour gloser sur mon sommeil complètement chaotique depuis quelques semaines, mais bien plus sur ma situation économique et sociale qui est peut-être en partie la cause de ce sommeil absent ou fractionné. Je suis au chômage. Mes journées sont rythmées par la rédaction de cv et de lettres de motivations que j'adapte et perfectionne sans relâche, mais pas que. Je suis celui ou plutôt « celle » qui est à la maison sans vraiment l'être.
Une sorte d'entre-deux qui rend impossible toute élaboration de repères. Tout ce que je fais, je le fais en attendant de retrouver du travail. Ne faisant plus rentrer l'argent à la maison, je paye de ma personne. C'est alors qu'une répartition des tâches d'une logique matérielle implacable s'est mise en place. Par culpabilité mais aussi par bon sens, je m'efforce de rendre le quotidien de mon conjoint plus « facile » car ayant conscience que la responsabilité et de la pression qui pèsent sur ses épaules sont induites par le fait d'être l'unique revenu du foyer.
Le chômage est toujours une affaire de groupe et non d'individu comme on voudrait nous le faire croire. J'ai donc naturellement pris en charge notre fils et tout ce qui se rattache au foyer (scolarité, activités, entretien, courses, alimentation, gestion administrative ...) . Toutes ces tâches me gratifient autant qu'elles m'ennuient. On se reconstruit une dignité comme on le peut. Je me trouve précisément là où on m'attend, au service du capital ou au service de ma famille. Les deux en alternance ou s'opérant simultanément mais ayant toujours pour dénominateur commun l'aliénation.
Je me montre débrouillarde et adepte de systèmes de substitutions afin de faire des économies, ce qui a pour effet de produire une charge mentale excessive. Je range tellement, que je finis par tout déranger. J'organise tellement, que je finis par ne faire plus que ça. Je suis tellement obsédée par ce travail qui n'est pas que je finis par lui donner la consistance d'une dette. Et cette dette se traduit par un surinvestissement sur mon foyer et sur les membres qui le constituent. Je me suis fixée l'impératif de veiller à leur bien être à défaut de ne pas constituer une source de revenus stable. Cette situation a pour effet de m'isoler socialement, j'ai le sentiment de ne plus rien mériter, que ce soit des sorties toutes simples, le fait de pouvoir m'investir sur des terrains politiques qui me sont chers, de lire, écrire, regarder un film, de téléphoner à une amie ou de rendre visite à mes parents. Tout ce temps m’apparaît comme « volé » à la seule et unique chose à laquelle il devrait être employé : chercher du travail pour travailler. Il n'y a plus de week end ou de jours de repos, car lorsque l'on est au chômage on découvre que les tous les jours de la semaine sont des jours ouvrés. En tant que femme, je me retrouve à occuper une place peu confortable.
A l'heure où on prône la liberté économique et sociale des femmes ainsi qu'une répartition équitable des tâches ménagères, je me vois doucement m'enfoncer dans le modèle patriarcal des rôles traditionnels, tout comme un homme au chômage pourrait se sentir diminué du fait de ne pas pouvoir participer au monde extérieur rattaché à la puissance économique, idée si chère à l'idéal masculin. Mais il semblerait, qu'une femme enfermée passe toujours mieux qu'un homme enfermé. Il est fréquent de lire des témoignages d'hommes tombant dans l'alcool et la drogue suite à la perte de leur travail mais les femmes où sont-elles ? On pourrait en déduire hâtivement qu'elles sont moins touchées par le chômage ou qu'elles en souffriraient moins parce qu'une femme à la maison après tout, ce n'est ni plus ni moins qu'un pléonasme. Un homme au chômage n'est plus un homme alors qu'une femme au chômage n'est plus qu'une femme.
L'idée ici, n'est pas de mener une guerre des sexes mais de montrer comment le contexte économique et social nourrit directement des systèmes d'oppressions. De montrer comment le salariat façonne nos vies dans ce qu'elles ont de plus intime. De montrer qu'une inégalité ne peut qu'engendrer ou renforcer d'autres inégalités. De montrer que notre partenaire de vie peut nous apparaître sous les traits d'un oppresseur malgré lui et sans que sa volonté n'ait pu intervenir de manière effective en quoi que ce soit. La réalité matérielle est dure et ne connait aucun agencement possible, une seule logique s'applique, celle de la survie. La survie a cela d’insupportable qu'elle nous fait apparaître l'inacceptable comme un moindre mal. Pour le dire autrement, elle nous met face à notre propre impuissance. La voilà la cause qui joue avec mon sommeil depuis des semaines : Quel poids accorder à nos volontés face à une réalité matérielle aussi puissante que tyrannique.
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